Le sapin de Noël idéal

Enfants, mon frère et moi avons eu la brillante idée de couper un sapin de Noël dans le jardin de notre voisin.

Le Sapin De Noel IdealIllustration de Paul G. Hammond

Un mois de décembre, mon frère et moi nous nous sommes rendus seuls dans les bois avec une hache, une scie et la détermination de revenir avec le sapin de Noël parfait. J’avais sept ans, Gilbert, onze et demi. Deux enfants armés d’outils de coupe médiévaux. Qu’est-ce qui aurait pu mal tourner?

Dans notre maison de Middle Cove, à Terre-Neuve, la tradition était de décorer l’arbre la veille du jour de Noël. Cela nous exaspérait, car de nombreux voisins dans la rue installaient le leur une semaine plus tôt. De nos jours, bien sûr, cela se fait encore bien avant. J’ai des voisins à Toronto dont le sapin de Noël est monté et décoré le 12 novembre, et ils sont juifs.

La scène se déroule donc juste avant les Fêtes: à force d’insistance, nous avons fini par obtenir de papa la permission d’aller trouver le sapin idéal. Et, pour la première fois, de le faire entièrement seuls. Si je sais aujourd’hui qu’il aurait été satisfait de nous voir rapporter n’importe quel enchevêtrement de branches, nous avons pris cette mission très à cœur. La hache dans la main de Gilbert, la scie dans la mienne, nous avons ainsi pris la direction de tous les lieux où nous imaginions pouvoir trouver un superbe sapin.

Nous étions jeunes, mais nous connaissions les règles. Les arbres pouvaient seulement être coupés sur les terres publiques et loin de toute route. Il fallait également chercher un jeune sapin dans un bosquet d’autres jeu­nes arbres. Ainsi, en prélevant un spécimen, on fait de la place aux autres pour favoriser leur croissance. On ne doit sous aucun prétexte couper un grand arbre et n’en prélever que la cime. C’est du gaspillage, c’est mauvais pour l’environnement, et c’est tout simplement mal. Nous le savions car papa ne cessait de le répéter, chaque année à Noël, lorsque nous passions devant un grand arbre abattu et décapité.

Naturellement, sans surveillance, c’est pourtant par là que nous avons commencé.

Nous étions partis avec les meilleures intentions du monde. Nous nous trouvions sur Pine River Lane, une route de terre qui traversait plusieurs prairies, à environ un kilomètre de notre maison. Nous regardions les petits sapins qui encerclaient les champs, mais aucun ne nous semblait assez beau. Nous avons fini par lever les yeux vers la cime d’arbres plus grands et plus âgés: on comprenait pourquoi certains imbéciles retenaient cette solution. Les cimes étaient parfaites. Nous avons jaugé un monstre doté d’un beau faîte, nous nous sommes entendus pour «ne jamais le dire», et avons commencé à couper.

Ça nous a pris des heures. Le tronc était énorme, et se relayer devenait soudain la pire espèce de travail manuel. Nous n’avions pas de scie à archet, juste une égoïne – une scie plus adaptée à la coupe de jeunes arbres. Les branches massives de l’imposant sapin nous empêchaient d’utiliser la hache. Nous avons tenté de couper les branches basses pour faire de l’espace et pouvoir donner des coups de hache sur le tronc, mais c’était tout aussi épuisant. Arrivés à la moitié de notre ouvrage, nous avons abandonné. Nous avions à demi tué un arbre pour rien. Le cerveau des petits garçons prend des années à se former, dit-on. Passons.

La nuit tombait tandis que nous remontions Middle Cove Road. Pitoyables. Deux nigauds couverts de résine. C’est Gilbert qui s’est arrêté, a saisi mon bras et s’est exclamé:

«Je le vois!
— Quoi? ai-je demandé.
— Juste là, regarde. Il est parfait.»

Il avait raison. C’était un jeune arbre de deux mètres, solitaire. Le sapin de Noël typique. De toute ma vie je n’en avais jamais vu d’aussi parfait.
Un petit détail ou deux, tout de même: il était assez proche de la route et derrière une clôture. Cela voulait dire qu’il se dressait dans un jardin privé. Et pas n’importe lequel: celui de Timmy Green, mon meilleur ami. Sa famille possédait l’une des plus grandes propriétés de Middle Cove. Leur terrain était soigneusement aménagé, déployant une profusion de buissons fleuris et d’arbres. Qui plus est, Monsieur et Madame Green étaient tous deux professeurs d’université. Je les soupçonnais de manquer de sens de l’humour. Cela dit, même le meilleur sens de l’humour ne leur aurait pas permis de trouver amusant ce que Gilbert était sur le point de proposer.

«Il n’est même pas vraiment dans leur jardin, a-t-il plaidé. Il est plutôt près de la grange. Je suis sûr qu’ils ne s’en rendront même pas compte. »
Probablement pas, ai-je acquiescé.

L’idée qu’ils ne le remarqueraient pas était un véritable modèle de pensée magique. Ce n’était pas même un sapin sauvage qui poussait tout seul sur leur propriété. C’était un arbre qu’ils avaient planté, sur une pelouse qu’ils tondaient régulièrement. Cet arbre provenait d’une pépinière. Au printemps, un cercle de jonquilles poussait à sa base.

«Il est très jeune. Le tronc est petit. On peut le sortir de là en quelques minutes.»

Je devais bien admettre que c’était un très bel arbre. Nos chances d’en trouver un similaire étaient quasi nulles.

«Monte la garde», a dit Gilbert.

Et sur ces mots, nous avons escaladé la clôture puis rampé à plat ventre jusqu’à notre cible. Je me suis allongé dans la neige pour surveiller leur maison. Les lumières étaient allumées, mais personne n’est sorti pour enquêter sur les bruits de scie et de halètements de garçon. En quelques minutes, l’arbre est tombé.

«Attrape l’autre bout», a dit Gilbert, et nous l’avons hissé par-dessus la clôture. Nous étions maintenant sur la route. Nous avons jeté un regard en arrière, vers l’endroit où le sapin se dressait autrefois. Il brillait par son absence. Que nous ayons pu penser une seconde qu’on ne le remarquerait pas était parfaitement absurde. C’était comme si un voleur de voiture se disait que le propriétaire ne remarquerait pas sa Mercedes disparue parce qu’une Range Rover se trouvait également dans l’allée.

La situation était toute nouvelle pour nous. Nous venions de commettre un véritable acte de vandalisme. Nous étions des délinquants.

Soudain, les yeux de Gilbert se sont écarquillés comme des soucoupes. «Nos traces!» s’est-il exclamé. En effet, la souche amputée était entourée d’empreintes de pas. Des empreintes de pas de jeunes garçons. Aussi bien laisser une lettre signée.

Nous avons de nouveau passé la clôture et avons effacé nos traces avec une intensité proche de la frénésie.

De retour sur la route, il nous restait encore à rentrer à la maison. Nous en étions à environ 500 mètres, et chaque fois qu’une voiture approchait, nous nous jetions dans le fossé, comme des soldats plongeant dans les tranchées pour éviter une grenade. Et puis tout en marchant, nous avons abordé un grand nombre de sujets: «Qui a eu l’idée en premier?» «Penses-tu que nous irons en prison?» «Les Green seront-ils furieux?» Sans oublier bien sûr d’évoquer le «père Noël».

L’accueil a été triomphal. Toute la famille s’est accordée à dire que nous avions mis la main sur le sapin de Noël parfait. Si parfait, d’ailleurs, que maman et papa ont accepté de l’installer et de le décorer le soir même, deux jours entiers plus tôt que d’habitude.

À la question «Où l’avez-vous trouvé?» nous avons répondu en même temps et avec beaucoup d’assurance: «Pine River Lane» (Gilbert), «Près de l’étang» (moi). Nous aurions au moins pu profiter du chemin du retour pour accorder nos mensonges.

Quoi qu’il en soit, une fois le sapin allumé et décoré, maman a déclaré, comme chaque année, que c’était le plus bel arbre à ce jour. Pour la première fois, elle ne mentait pas.

Le lendemain, nous nous sommes peu à peu détendus. Personne n’est venu chez nous pour poser des questions. Aucune unité d’intervention spéciale n’a encerclé la maison. Nous avons commencé à nous convaincre que nous avions commis le crime parfait. Nous évitions toujours de passer devant la maison des Green, au cas où quelqu’un aurait surveillé la souche. J’ai renoncé à appeler Timmy pour aller faire de la luge, car la colline se trouvait sur la propriété de sa famille. Tous les enfants du quartier avaient le droit d’aller faire des descentes en luge sur leur colline. Parfois, Mme Green préparait du chocolat chaud pour tout le monde. La culpabilité me consumait.

Le plan était d’éviter la famille Green dans son ensemble jusqu’aux alentours de la nouvelle année. La surprise a donc été totale lorsque Gilbert et moi sommes entrés dans la maison après le souper, la veille de Noël, pour découvrir John et Jane Green dans notre salon en compagnie de nos parents, en train de boire du thé.

Je connaissais la famille Green depuis toujours, mais jamais, à ma connaissance, les parents de Timmy ne s’étaient trouvés dans notre salon. Ils étaient pourtant là, sur le canapé, à côté du parfait sapin de Noël.

«Regardez qui voilà, a lancé papa.
— Bonjour», ai-je dit, mais aucun son n’est réellement sorti de ma bouche.

Puis la chose la plus étrange s’est produite. Mme Green s’est retournée vers mes parents et a poursuivi la conversation qu’ils entretenaient visiblement avant notre arrivée. Ils parlaient de la pluie et du beau temps. Gilbert et moi nous sommes effondrés par terre dans un échange de regards perplexes tandis que les adultes continuaient de discuter.

Rick Mercer et Gilbert, son frère aîné.Avec la permission de Rick Mercer
Rick Mercer et Gilbert, son frère aîné.

Vingt minutes plus tard, mon rythme cardiaque retrouvait un peu la normale lorsque M. Green, en se levant pour s’apprêter à partir, a soudain porté la conversation sur le vol. «Vous est-il déjà arrivé que l’on vienne couper des arbres sur votre terrain, Ken? a-t-il demandé. Quelqu’un a pris un arbre près de notre grange cette semaine, pratiquement en plein jour.»

Ma mère et mon père ont réagi à cette nouvelle comme si on leur annonçait qu’un tueur à la hache venait d’emménager à côté.

«Dans votre jardin? s’est étonnée maman, atterrée. C’est fou.
— Scandaleux, a renchéri papa.
— Qui diable ferait cela?» a repris maman.

Je me sentais sur le point de mourir. «Ils doivent forcément savoir», ai-je pensé. C’était une forme élaborée de torture. L’arbre était littéralement sous leurs yeux. La maison entière empestait le sapin et la culpabilité. Bien sûr qu’ils savaient que nous étions responsables.

J’ai soudain pris conscience que jamais je ne m’étais trouvé dans une situation aussi délicate. J’étais sur le point de prendre la parole lorsque mon regard a croisé celui de mon frère. En levant la main pour se gratter le cou, il a discrètement formé le geste universel signifiant «pas un mot», en caressant sa trachée de l’index à la manière d’un couteau.

Et puis soudain, les Green attrapaient leurs manteaux.

«Eh bien, c’était très sympathique. Merci pour le thé, a dit l’un d’eux.
— Revenez quand vous voulez, a répondu papa. N’hésitez pas.
— Joyeux Noël, ont-ils souhaité à mon frère et moi en nous regardant droit dans les yeux. J’espère que le père Noël passera pour vous.
— Vous aussi, ai-je croassé. Ma voix avait-elle choisi de muer à cet instant?
— Très beau sapin, a commenté M. Green.
— N’est-ce pas?» a repris sa femme.

Et ils sont partis. Maman et papa ont emporté les tasses vides dans la cuisine. Je faisais de l’hyperventilation par terre, mais Gilbert s’est laissé tomber sur le canapé avec une confiance totale. Calme et imperturbable.

«J’te l’avais dit, a-t-il déclaré. Ils n’ont pas eu le moindre soupçon.»

Encore aujourd’hui, j’ignore toujours s’ils savaient que nous avions abattu leur satané sapin. S’ils le savaient, pourquoi n’ont-ils rien dit? Peut-être pensaient-ils qu’il valait mieux laisser la culpabilité nous servir de châtiment. Ou peut-être, car il s’agissait de personnes bien élevées, n’ont-ils jamais eu l’idée que le sapin de leur propriété puisse être celui qui se dressait dans notre maison avec un ange au sommet.

Ce que je sais, c’est qu’au cours des années j’ai songé plusieurs fois à leur avouer notre crime. Ils vivent toujours dans la même rue et la même maison.

Pour notre défense, je dirai simplement que nous n’avons plus jamais prélevé de sapin sur la propriété d’autrui. Nos parents ont été à juste titre horrifiés lorsque la vérité est sortie dans notre maison, plusieurs dizaines d’années après les faits. Ils étaient choqués d’apprendre qu’ils avaient élevé sans le savoir les deux plus grands monstres de l’histoire. Et ils n’arrivaient pas à croire que nous soyons tous deux restés au salon avec les Green discutant du sapin sans craquer.

«Épouvantable, a déclaré maman. Mais c’était un joli sapin de Noël.»

Si vous lisez ceci, John et Jane, mes plus honteuses excuses. J’irai vous porter un jeune arbre au printemps.

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Contenu original Selection du Reader’s Digest